Dans la seconde moitié de 2021, pratiquement tous les pays européens ont renforcé les mesures liées à la vaccination contre le COVID-19. La France, par exemple, exige que tous les travailleurs et toutes les travailleuses de la santé et des services sociaux soient vacciné·e·s. S’elles refusent, elles peuvent être suspendues. En Italie, l’entrée sur chaque lieu de travail est conditionnée par la possession d’un GreenPass. C’est l’équivalent du régime que nous connaissons en Slovaquie sous le nom de OTP (vacciné·e/testé·e/récupéré·e). Les employé·e·s italien·ne·s non vacciné·e·s doivent payer chaque test, qui coûte quinze euros. Depuis le début du mois de décembre, la Super GreenPass (en Slovaquie : le régime OP) est obligatoire pour un certain nombre d’activités de loisirs (par exemple, les restaurants, les cinémas, etc.). Des discussions sont en cours pour étendre ces règles aux lieux de travail. En Allemagne, la règle 2G (« geimpft/genesen », c’est-à-dire vacciné·e/récupéré·e du COVID-19) ou 2G+ (vacciné·e/récupéré·e et testé·e) s’applique à l’entrée de certains établissements. Le Parlement fédéral allemand a également approuvé début décembre la vaccination obligatoire des travailleurs et travailleuses de la santé, qui devrait être achevée d’ici mars 2022. En Autriche, la vaccination est censée devenir obligatoire pour tous à partir du 1er février sous peine d’amende. De plus en plus de pays annoncent des mesures similaires.
Le renforcement des mesures a déclenché une nouvelle vague de protestations en Europe, à laquelle ont participé des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes. Nous ne perdrons pas de temps avec la partie la plus visible de ce « mouvement » et avec ses notions de « plandémie » et de « génocide » ici. Nous n’examinerons pas non plus les nombreux liens entre ces protestations et l’extrême droite. Notons simplement que si la nouvelle situation du début de l’année 2020 a d’abord pris les fascistes et les proto-fascistes par surprise, ils s’en sont rapidement accommodés. Ensuite, ils ont simplement appliqué aux conditions de la pandémie leur programme de refus radical de la solidarité qui avait si bien fonctionné pendant la crise des migrants - ainsi que les tactiques éprouvées de la panique morale (« Touche pas à nos enfants ! »). Aujourd’hui, dans plusieurs pays, dont la Slovaquie, ces forces dominent dans les mouvements de protestation.
Cependant, certaines organisations de travailleurs et travailleuses se sont également prononcées contre la vaccination obligatoire dans le secteur de la santé ou contre les contrôles sanitaires sur le lieu de travail : par exemple, le groupe français de syndicats SUD, les syndicalistes radicaux italiens de S.I. Cobas, le britannique Unite, etc. Afin de faire pression sur les États, ils ont organisé des manifestations et d’autres actions au cours de l’été et de l’automne, suscitant des réactions mitigées. Le plus grand tumulte a probablement été provoqué par les événements en Italie, où des milliers de travailleurs ont brièvement bloqué l’important port de Trieste et exigé l’abolition du régime du GreenPass. Leur protestation a causé des problèmes temporaires d’approvisionnement à plusieurs entreprises, mais n’a pas réussi à faire revenir le gouvernement sur sa décision.
Divers courants ésotériques et fascistes, ou des petits entrepreneurs poursuivant leurs intérêts sectoriels spécifiques, sont également présents dans ce type de manifestations. Cependant, une sorte « d’opposition ouvrière » s’est également formée. Sans rejeter les restrictions en tant que telles, elle critique leur nature répressive et leurs conséquences sociales. Elle considère les stratégies actuelles comme faisant partie intégrante des échecs plus larges des États en matière de protection de la santé publique depuis le début de la pandémie, et les place dans une histoire plus longue d’austérité et de démantèlement du secteur public. Dans le même temps, elle cherche à se distancier des « explications » complotistes et de l’extrême droite.
Pour l’instant (janvier 2022), la voix de cette tendance semble s’être tue - en raison, au moins en partie, de la répression - même en Italie, où elle avait été la plus forte. Cependant, les événements ont provoqué d’intenses débats au sein de la gauche radicale.1 Certaines des opinions exprimées dans ces débats tendaient à soutenir les manifestations, et leurs partisans ont avancé une variété d’arguments pour justifier ce soutien.
Nous pensons que ces points de vue sont erronés et que les arguments ne tiennent pas la route. Dans ce texte, nous répondons d’abord à quatre thèses avancées par les défenseurs de ces vues. Nous traitons, entre autres, l’affirmation selon laquelle l’accent mis par les États sur la vaccination entraîne un transfert de responsabilité « sur l’individu ». Nous critiquons également le point de vue selon lequel le fait de préconiser la vaccination comme moyen de protéger les systèmes de santé contre l’effondrement implique une affirmation des politiques d’austérité qui sont responsables des faibles capacités des systèmes de santé en premier lieu. Plus loin, nous abordons une autre thèse selon laquelle les mesures et les campagnes visant à augmenter les taux de vaccination ne sont pas principalement concernées par la protection de la santé publique, mais par la répression ou les profits des entreprises pharmaceutiques. Enfin, nous nous opposons à l’idée que les protestations contre ces mesures représentent une opportunité politique pour la classe ouvrière.
Selon nous, s’opposer à des mesures plus strictes autour de la vaccination en soi n’est pas dans l’intérêt de la classe ouvrière. Cette position est justifiée dans la deuxième partie de ce texte. Nous pensons que les risques professionnels constituent une analogie utile avec le covid. Par conséquent, les positions politiques de l’extrême gauche sur les mesures épidémiologiques et la vaccination devraient refléter l’expérience historique que les travailleurs ont accumulée dans les luttes pour des conditions de travail plus sûres et des protections de santé en général. Sur la toile de fond de cette histoire, il est également possible de mieux comprendre les actions actuelles des capitalistes, des associations d’employeurs et de l’État.
Certains pourraient penser que nous sommes trop obsédés par cette question - après tout, il ne s’agit que d’une situation exceptionnelle qui passera. Pourtant, ce n’est pas du tout certain. La pandémie dure depuis deux ans maintenant et a transformé le monde entier en un laboratoire de mutations du SAES-CoV-2. D’autres variantes, moins dangereuses ou non, devraient apparaître. De plus, le pillage continu des terres et des écosystèmes crée les conditions pour la transmission de nouveaux agents pathogènes des animaux aux humains et l’avènement de nouvelles pandémies. Par conséquent, les questions de la relation de la classe ouvrière à la science, à l’État, aux mesures préventives et à leur application pourraient être importantes dans un avenir plus lointain. En outre, nous estimons nécessaire de répondre à certaines des voix du débat mentionné ci-dessus. Pour rapprocher des protestataires et de leur rhétorique, ils semblent se retirer des positions matérialistes et abandonner une perspective sociale plus large en faveur de l’individualisme.
Les discussions sur les manifestations en Italie et les questions plus générales qui en découlent sont dispersées dans différents médias et canaux, y compris les communications privées. Nous allons donc résumer sous une forme condensée la position que nous considérons comme problématique. À notre avis, les quatre thèses ci-dessous capturent les caractéristiques fondamentales de l’approche que nous rejetons. Cependant, il est peu probable que quelqu’un ait jamais avancé ces thèses sous cette forme. Il se peut même que personne ne soutienne ces quatre thèses, mais chacune d’entre elles a ses partisans, et nous les avons rencontrés au cours des discussions.
« Les États se sont concentrés sur la vaccination comme stratégie unique. Or, celle-ci présente de sérieux problèmes, voire ne fonctionne pas du tout, car même les personnes vaccinées peuvent être infectées et transmettre le virus. En misant sur la vaccination, les États transfèrent la responsabilité de la santé et de la sécurité sur les individus. Ce faisant, ils détournent l’attention du mauvais état du secteur des soins de santé et couvrent les employeurs qui devraient être responsables de la sécurité sur le lieu de travail. »
Depuis le début de la pandémie, les espoirs de la contenir ont été liés au vaccin : par exemple, les rapports des médias slovaques à la fin de 2020 prévoyaient une campagne de vaccination rapide et la suppression, dès le printemps 2021, de toutes les autres mesures. Comme nous le savons, pour diverses raisons, ces espoirs ne se sont pas concrétisés. Cela ne vaut pas seulement pour la Slovaquie et d’autres pays à faible taux de vaccination. Il est désormais clair que l’immunisation de la population avec ce qui était à l’origine une dose complète des vaccins disponibles ne suffira pas pour un « retour à la normale ».
Toutefois, l’affirmation selon laquelle les États se sont concentrés sur la vaccination au détriment d’autres mesures n’est manifestement pas vraie, du moins pas de manière universelle. De nombreux pays européens ont maintenu d’autres mesures en place, notamment l’obligation de porter des masques, la limitation du nombre de personnes dans des environnements intérieurs et la distanciation sociale. Les distributeurs de désinfectant pour les mains et les écrans acryliques auxquels nous nous sommes habitués dans les magasins et sur les lieux de travail n’ont pas disparu. Même après le début de la vaccination, le traçage des contacts n’a pas cessé. Pour l’essentiel, la vaccination n’a pas remplacé les autres mesures, mais s’est ajoutée à elles. Avec l’arrivée de la nouvelle variante, les mesures initiales - notamment les restrictions de mouvement - ont été à nouveau renforcées dans plusieurs pays, y compris pour les personnes vaccinées.2
Mais la première thèse est vraie dans un sens plus étroit : la vaccination a été au cœur des stratégies étatiques. Or, il y a de bonnes raisons à cela. Pour l’instant, la vaccination avec une dose de rappel est le meilleur moyen de prévenir l’évolution grave de maladie, les décès ou les effets à long terme - et les études actuelles suggèrent que cela est également vrai pour la variante Omicron. En outre, cette variante plus contagieuse pose un sérieux problème pour d’autres types de mesures ou de traçage des contacts.3 Les vaccins sont également extrêmement sûrs, du moins d’après tout ce que nous savons d’eux jusqu’à présent. Ce n’est pas tout à fait vrai des nouvelles thérapeutiques comme le molnupiravir, le sotrovimab ou le paxlovid - d’après les études sur les animaux, elles n’ont pas été mises à la disposition des femmes enceintes ou des enfants de moins de 12 ans.
Bien sûr, les États ou les associations d’employeurs ont eu leurs propres raisons de mettre l’accent sur la vaccination comme moyen de sortir de la pandémie : elle permet d’éviter de nouvelles fermetures et des dommages à l’économie. Mais comme nous l’avons écrit dans un texte précédent, plus court,
« Cependant, cela ne signifie pas du tout qu’elle est contraire aux intérêts des travailleurs. Le capital s’intéresse à la force de travail en tant que marchandise à acheter à bas prix et à l’exploiter efficacement – et c’est seulement dans ce contexte qu’il se soucie de protéger sa qualité. Mais pour les travailleurs, la marchandise ‘force de travail’ est inséparable de leur propre corps. Protester contre les vaccinations et autres mesures de santé publique destinées à protéger la force de travail, c’est comme refuser de porter des gants de soudage parce que le contremaître vous l’a demandé. »
Oui, l’idée que les vaccins mettraient fin à la pandémie4 était un vœu pieux. Nous pouvons même supposer que les États ont délibérément exagéré lorsqu’ils ont présenté le vaccin comme une solution définitive - que ce soit pour rassurer une population de plus en plus impatiente ou pour susciter des attentes favorables sur le marché. Mais rien de tout cela ne change les faits fondamentaux concernant le vaccin et son efficacité. Une situation de « vaccination complète + autres mesures » est à tous égards meilleure qu’une situation « seules autres mesures ». Si l’on estime que les États se sont trop concentrés sur la vaccination et ont négligé d’autres types d’intervention (par exemple, le travail à domicile obligatoire lorsque cela est possible, la nécessité de procéder à des tests ou de mettre en quarantaine après contact, même pour les personnes vaccinées), il faut se battre pour les mettre en place - et ne pas se ranger du côté de ceux qui refusent la vaccination.5
C’est précisément le fait de se plaindre en permanence que « deux doses ne suffisent finalement pas » ou de se plaindre que « l’on parle déjà d’une quatrième et d’une cinquième dose » - comme si cela remettait en cause la signification de la vaccination en tant que telle - qui rapproche les partisans de la première thèse du camp des anti-vaxxers. D’un point de vue scientifique, il n’y a rien d’étrange à ce qu’un vaccin ne procure pas une immunité stérilisante (c’est-à-dire une résistance totale à l’infection). Cette dernière est plutôt exceptionnelle dans la vaccination en général. Les vaccins les plus couramment utilisés confèrent une immunité contre les maladies (graves), mais pas une protection à 100 % contre les infections.6 Les doses multiples n’ont rien de particulier non plus. À cet égard, le nouveau coronavirus et ses variantes sont peut-être plus proches d’un autre virus respiratoire, la grippe. Ici aussi, la vaccination ne protège pas contre l’infection et, en raison de l’émergence de nouvelles mutations, elle doit être répétée chaque année.
Ce qui nous a le plus frappé dans les débats autour des protestations, c’est l’abandon du raisonnement scientifique par certains à gauche. Un exemple est l’argument selon lequel le nombre de personnes vaccinées dans les hôpitaux ou les unités de soins intensifs démontre que les vaccins ne sont pas suffisamment efficaces. Cette notion repose sur une erreur statistique élémentaire : nous ne devons pas nous concentrer sur les proportions relatives de vaccinés et de non-vaccinés dans toutes les admissions à l’hôpital. Ce qui compte, c’est le risque relatif d’hospitalisation dû au COVID-19 si l’on est vacciné ou non. Il s’agit donc de la proportion de ceux qui sont vaccinés et hospitalisés à cause du COVID-19 (et non pas simplement testés positifs) dans l’ensemble des vaccinés, et de la proportion de ceux qui ne sont pas vaccinés et hospitalisés (à cause du COVID-19) dans l’ensemble des non vaccinés. En même temps, il faut tenir compte du fait qu’après les précédentes vagues d’infections, la proportion de personnes ayant un système immunitaire complètement « naïf » a diminué : une partie des non-vaccinés et des sous-vaccinés a déjà vaincu la maladie et est donc au moins partiellement et temporairement protégée. En outre, les taux de vaccination inégaux entre les différents groupes jouent également un rôle : les personnes âgées et malades, et donc généralement plus à risque, ont généralement des taux plus élevés. Une fois ces facteurs pris en compte, les preuves parlent clairement en faveur des vaccins. Encore une fois, il vaut mieux, à tous égards, être au moins partiellement protégé par un vaccin que de rester non vacciné. Bien sûr, personne n’est expert en tout - mais si l’on veut appréhender la situation sur le plan politique, on ne peut se passer des faits et principes de base.
Les partisans gauchistes des protestations contre les mesures de vaccination affirment souvent que les politiques de l’État entraînent un transfert de responsabilité « sur l’individu ». Nous comprenons ici l’intention rhétorique : si cela était vrai, la stratégie des États pendant la pandémie pourrait être interprétée comme une continuation directe de l’austérité, des coupes dans les services publics et de la « néolibéralisation » des soins de santé. Cependant, l’hypothèse sur la responsabilité est fausse. Tout d’abord, la vaccination est par définition l’une des principales mesures de santé publique et elle a surtout du sens précisément parce qu’elle est appliquée de manière généralisée. Elle implique l’administration d’une même substance, au même dosage, à des masses de personnes, ce qui est l’exact opposé de la « médecine individualisée ». Dès le départ, le développement, l’achat et l’administration des vaccins COVID-19, ainsi que toute l’infrastructure associée, ont été gérés ou du moins financés et supervisés par les Etats. Pour l’individu, l’administration du vaccin est gratuite et, dans les pays développés, les problèmes d’accès au vaccin sont minimes.7
L’essence de la vaccination est fondamentalement « collectiviste », et cela est également vrai dans le cas du covid. Il est vrai que dans ce cas, la vaccination ne procure pas une immunité stérilisante et qu’il est peu probable qu’elle conduise au type d’immunité collective auquel nous sommes habitués dans le cas de nombreuses autres maladies infectieuses. Toutefois, si la dose de rappel confère au moins une certaine protection contre l’infection par la variante Omicron,8 alors plus le nombre de personnes qui reçoivent la dose de rappel est élevé, plus la propagation du virus est réduite. Les personnes qui n’ont pas encore reçu la dose de rappel, ou qui ne peuvent pas être vaccinées du tout, seront également un peu plus protégées. Comme la vaccination limite la reproduction du virus dans la population, elle réduit également les risques de nouvelles mutations, y compris celles qui peuvent être plus dangereuses.9 Encore une fois, le scénario dans lequel un plus grand nombre de personnes reçoivent le vaccin approuvé dans le nombre de doses requis est meilleur, à tous égards, que le scénario dans lequel moins de personnes le font.
Mais qu’en est-il de la responsabilité individuelle ? À l’heure où la vaccination obligatoire est à l’ordre du jour, et où nous sommes déjà confrontés à diverses autres formes de coercition sociale (tests obligatoires, restrictions de voyage, etc.), ce discours sur l’individualisation de la responsabilité est tout simplement bizarre. Peut-être était-ce le cas lorsque la vaccination était limitée à certains groupes d’âge, que les vaccins étaient rares (même dans les pays riches) et que leur administration était simplement « recommandée ». En termes de responsabilité individuelle, la situation était alors proche de celle de la grippe. Mais aujourd’hui, avec le covid, nous nous rapprochons de plus en plus du régime de vaccination obligatoire qui existe pour le tétanos et d’autres maladies infectieuses similaires. Bien sûr, la responsabilité individuelle joue encore un certain rôle (au moins pour l’instant, les gens peuvent choisir de ne pas se faire vacciner), mais ce rôle n’est pas plus important que pour d’autres mesures. Si la vaccination implique un transfert de responsabilité sur l’individu, il en va de même pour le port de masques, les restrictions de mobilité, l’interdiction de manifestations publiques, etc. Dans ces cas également, c’est à l’individu de se conformer aux règles.
Une véritable individualisation impliquerait des vaccins payants et aucune pression sociale pour se faire vacciner. Mais c’est précisément à une pression que s’opposent les manifestants en Italie et en Allemagne et leurs défenseurs de gauche. Paradoxalement, ils poussent eux-mêmes à l’individualisation.
Un autre type d’individualisme, « méthodologique », s’est également glissé dans la pensée des partisans des thèses 1 à 4. Il se manifeste dans la manière dont ils considèrent les décisions des individus. Si nous admettons que la vaccination contre le covid a du sens d’un point de vue médical et épidémiologique, la question de savoir pourquoi certaines personnes refusent le vaccin ne devrait pas nous échapper. Cependant, les partisans de gauche des protestations contre les mesures passent généralement cette question sous silence. Pour eux, l’individu est une boîte noire, comme un agent de marché dans l’économie néoclassique : il a certaines préférences (ne pas se faire vacciner est mieux que de se faire vacciner) qui se révèlent dans des actions concrètes (c’est-à-dire ne pas se faire vacciner), mais on ne peut rien dire sur l’origine de ces préférences.
On considère donc comme une affaire réglée le fait que quelqu’un ait « décidé » de ne pas se faire vacciner. Les raisons ne sont pas examinées, et encore moins critiquées. Par exemple, le compte rendu de la manifestation de Hambourg publié par Angry Workers indique simplement qu’une ancienne infirmière, travaillant aujourd’hui dans l’enseignement médical, « a décidé de ne pas se faire vacciner » et poursuit en énumérant ses « troubles » avec les tests réguliers. Mais les actions des individus et les décisions qui les motivent n’existent pas dans un vide. Nous devrions nous intéresser à la raison pour laquelle une personne ayant une formation et une expérience dans le domaine de la santé décide - au cours d’une pandémie mondiale qui a tué plus de 5,5 millions de personnes - de refuser un vaccin alors que toutes les données pertinentes parlent en sa faveur. Sinon, nous transformons la pandémie en une affaire individuelle, avec laquelle chacun peut avoir sa propre relation privée.10
Peut-être les partisans gauchistes de la protestation s’inquiètent-ils de certains des types de raisons et de croyances qu’ils découvriraient : préjugés religieux et ésotériques, théories du complot, incompréhension des faits de base concernant les vaccins. Mais si nous n’avons pas peur de critiquer l’arriération, l’obscurantisme et les vues réactionnaires de diverses sections de la classe ouvrière dans d’autres cas, comme sur les questions de genre, de race ou de migration, pourquoi reculer maintenant ? Bien sûr, comme dans ces autres cas, les origines profondes des préjugés ou des peurs seraient à chercher dans les contradictions du capitalisme - par exemple, dans l’accès inégal à l’éducation offert par cette supposée « société de la connaissance » ou dans la séparation brutale du travail intellectuel du travail manuel. Mais précisément pour ces raisons, il n’est pas réaliste de s’attendre à ce que les conclusions et les décisions spontanées des prolétaires individuels soient toujours rationnelles et conformes à leurs propres intérêts objectifs.11 De même, n’importe quel mouvement de protestation - aussi massif, courageux soit-il dans ses confrontations avec l’État et vigoureux dans la poursuite de ses objectifs - ne peut être automatiquement considéré comme l’expression authentique de ces intérêts.
« L’argument selon lequel la vaccination est un acte de solidarité avec le personnel de santé et les patients parce qu’elle protège les hôpitaux de la surpopulation est perfide. En effet, il se base sur les niveaux de capacité actuels, qui sont le résultat d’une décennie ou plus de coupes budgétaires suite aux dernières crises. Ceux qui acceptent cet argument ferment les yeux sur les politiques d’austérité dans le secteur de la santé. »
La deuxième thèse vise à contester l’argument commun selon lequel la vaccination protège les systèmes de santé d’une surcharge de patients. Cet argument est important à deux égards. Premièrement, les hôpitaux débordés ne peuvent pas fournir des soins adéquats aux autres patients, ni, à partir d’un certain seuil, prendre en charge tous les patients avec covid qui ont besoin de soins. Deuxièmement, la surpopulation des hôpitaux représente une charge supplémentaire extrême pour le personnel médical, en particulier les infirmières. Cependant, selon la deuxième thèse, accepter cet argument revient à accepter l’ampleur actuelle de la capacité de soins de santé comme « normale », et donc à capituler devant au moins une décennie de politiques d’austérité qui ont touché pratiquement tous les pays européens.12 En clair, l’argument dit : si les systèmes de santé n’avaient pas été victimes de coupes budgétaires, il n’y aurait pas de risque de surpopulation et pas besoin de vaccination de masse.
Nous ne voyons pas pourquoi un argument sur une situation hypothétique (« s’il n’y avait pas eu d’austérité ») devrait être une réponse pertinente à un argument sur l’ici et maintenant. Compte tenu des contraintes de capacité actuelles, la réduction du nombre d’affections graves par l’administration de dose de rappel est un moyen efficace de réduire la pression exercée sur elles - et cela est vrai indépendamment de ce que nous pensons de l’austérité.13
Cela resterait vrai même si l’État et le capital devaient miraculeusement disparaître demain : il faudrait un certain temps pour reconstituer les capacités, tant matérielles qu’humaines. Par exemple, des milliers d’infirmières qualifiées de l’ancien bloc de l’Est sont parties à l’Ouest à la recherche de meilleurs salaires et conditions de travail. Beaucoup d’entre elles travaillent comme soignantes à domicile, couvrant ainsi la crise des soins dans ces pays, alors que le secteur de la santé de leur pays d’origine souffre d’une pénurie de main-d’œuvre. Corriger de tels déséquilibres transrégionaux, sans provoquer de pénuries majeures de l’autre côté, et le faire pendant une pandémie mondiale - tout cela ne serait pas une tâche banale, même pour une société dans laquelle les besoins humains passeraient en premier.
Nous esquissons ci-dessous une autre réponse, plus générale, à la deuxième thèse. Il existe des raisons simples pour lesquelles la capacité humaine et matérielle des soins de santé ne serait pas illimitée dans une société. En même temps, il y a de bonnes raisons pour lesquelles même une société communiste voudrait limiter l’étendue de cette capacité et la protéger d’une surcharge.
Le travail de travailleuses et travailleurs de santé fait partie des activités de reproduction de la vie.14 Cependant, leur travail seul ne suffit pas à reproduire la société. Par conséquent, même une société dont le seul but serait d’assurer sa propre reproduction ne serait pas en mesure d’allouer la totalité du travail social aux soins de santé. La quantité maximale de travail social qui peut être dépensée sous forme de travail dans les soins de santé (dans toute société qui souhaite au moins se reproduire) a des limites définies, qui sont déterminées par d’autres exigences de la reproduction.
Une pandémie d’une maladie infectieuse grave pose un problème car elle menace de dépasser ces limites. S’il existe des moyens préventifs pour éviter cela, ou du moins pour augmenter les chances d’éviter les complications, il est logique d’en tirer parti. La vaccination de masse contre le COVID-19 est un tel moyen, car elle réduit, au moins dans une certaine mesure, le nombre de personnes qui sont infectées, et elle réduit de manière significative le nombre de personnes atteintes d’une maladie grave. Du point de vue des dépenses sociales de main-d’œuvre, la vaccination de masse implique d’allouer dès maintenant une certaine quantité d’activité aux mesures préventives (c’est-à-dire la mise en place et le fonctionnement des centres de vaccination, le déplacement des personnes pour se faire vacciner, la couverture des absences dues aux effets secondaires, etc. - en somme, une activité considérable), afin d’éviter des pertes de vies humaines, des dommages permanents à la santé et la dépense d’une quantité de travail beaucoup plus importante pour faire face à toutes les conséquences demain.
Même une société communiste devrait décider de la manière de répartir le travail social en fonction de certains critères. L’objectif central du communisme est de réduire au minimum le travail nécessaire dans toutes les branches. Si, dans une telle société, nous pouvions choisir une option plus « économique » (coûtant moins de travail social) et efficace (dans le cas des vaccins : sauver plus de vies avec moins d’effets secondaires), il serait rationnel de la préférer à d’autres options moins économiques ou moins efficaces. Marx considérait le gaspillage et l’application irrationnelle de la force de travail comme l’une des caractéristiques du capitalisme.15 Une société communiste conserverait la force de travail. Elle ne la protégerait pas seulement de l’usure excessive, mais chercherait également à réduire la quantité absolue de travail social qui doit être dépensée, et utiliserait toutes les mesures rationnelles qui peuvent être prises pour éviter son utilisation inutile.
En revanche, la seconde thèse traite tacitement la force de travail comme s’il s’agissait d’un bien consommable, disponible en quantité illimitée. Ceux qui s’opposent à la vaccination considèrent comme acquis le fait que le travail nécessaire pour leur soigner - travail qui est effectivement un surplus de main-d’œuvre parce qu’il serait largement inutile s’ils étaient vaccinés - peut simplement être imposé au personnel médical. Une mentalité digne des pharaons.
Pendant la propagation de la variante Delta, les effets de la pandémie sur le système de santé en Slovaquie ont été plus évidents que dans les pays où les taux de vaccination étaient plus élevés. Ici, nous étions vraiment à la limite de la capacité des hôpitaux, au-delà de laquelle le reste des soins de santé aurait été tout simplement fermé. Nous avons vu comment les faibles taux de vaccination ont conduit à une exploitation extrême de la force de travail dans ce secteur. Cette expérience a peut-être contribué à notre rejet de la deuxième thèse. Comme l’idée de la première thèse selon laquelle la vaccination implique une « individualisation de la responsabilité », nous considérons cet argument comme un exercice rhétorique vide visant à faire de la vaccination ou de sa promotion un homme de paille « néolibéral ». Dans la situation actuelle, nous ne voyons pas l’utilité de s’attarder sur les batailles contre l’austérité qui ont été perdues hier. La vaccination est un simple acte de solidarité avec ce qui reste du système de santé et ne constitue en aucun cas un obstacle aux luttes pour l’expansion de ce système, ou pour de meilleures conditions pour les personnes qui y travaillent. Au contraire, ces derniers appellent eux-mêmes souvent la population à se faire vacciner.
« L’incitation à la vaccination, par exemple sous la forme des passeports COVID, ne vise pas vraiment à protéger la santé. Les objectifs premiers sont d’intensifier le contrôle de la population et d’assurer des profits à l’industrie pharmaceutique. Les mesures visant à augmenter les taux de vaccination sont excessivement répressives et ouvriront la voie à d’autres mesures de discipline, d’austérité et de restriction de l’accès aux services publics. »
Alors que les deux premières thèses remettaient en question l’efficacité médicale et l’importance sociale de la vaccination, la troisième est censée révéler les « véritables » intentions qui la sous-tendent. L’introduction des passeports de vaccination aurait pour but de renforcer la surveillance de la population, afin de la préparer à l’imposition de nouvelles restrictions.16 Parfois, cette allégation est associée à celle selon laquelle les États poussent à la vaccination pour garantir les profits des entreprises pharmaceutiques.
La troisième thèse est plus convaincante si l’on accepte, au moins en partie, les deux thèses précédentes. Si les vaccins étaient effectivement inefficaces et ne protégeaient pas les hôpitaux de la surpopulation, il semblerait naturel de voir d’autres objectifs, non médicaux, derrière la vaccination. Comme nous avons déjà traité à la fois de l’efficacité des vaccins et de l’importance de la solidarité avec le secteur de la santé, nous ne reviendrons pas sur ces aspects. Nous constatons simplement qu’ils affaiblissent la troisième thèse.
D’autre part, une partie de la troisième thèse est trivialement vraie. Non seulement la vaccination, mais toutes les mesures épidémiologiques (efficaces) impliquent le renforcement de diverses formes de contrôle social. Avant que le vaccin ne soit disponible, il s’agissait de vérifier les tests, de faire respecter les mandat de port de masque, d’interdire les rassemblements et les manifestations diverses, de restreindre l’activité des magasins et des établissements divers et, dans certains pays, de veiller au respect de couvre-feux ou de lockdowns stricts.
Bien entendu, la manière dont ces règles ont été mises en œuvre et appliquées - et souvent leur contenu même - n’a pas été politiquement neutre. Cela s’est manifesté, par exemple, dans l’application inéquitable de mesures sur le lieu de travail (dans les différences entre ce qui, d’une part, était toléré pour la direction et ce pour quoi, d’autre part, les travailleuses étaient punies ; et, de manière significative, dans le grand écart entre la rigueur des règles qui s’appliquent aux loisirs et celles qui s’appliquent au travail) et dans les communautés (le déploiement de forces armées et la quarantaine générale dans les villages roms en Slovaquie), ou dans les diverses exceptions qui avaient du sens d’un point de vue commercial ou idéologique mais qui étaient sans doute nuisibles en termes de santé publique (en Slovaquie : la question du maintien des centres commerciaux et des églises ouverts). Dans un certain nombre de pays, ces mesures ont également été marquées par l’incompétence ou l’indifférence des gouvernements et des autorités publiques, ou par leur refus de suivre simplement la science. Dans ces cas, cependant, le problème était essentiellement celui d’un contrôle insuffisant ou inégal, plutôt que celui du contrôle en soi. Aucune pandémie de maladie infectieuse ne peut être contenue sans un certain degré de coercition sociale.17
Par conséquent, les partisans de la troisième thèse sont confrontés au choix suivant. Ils peuvent insister sur le fait que, dès le départ, les mesures étaient excessives, trop punitives et visaient principalement la discipline. La question est alors de savoir comment ils envisagent de s’attaquer à la pandémie lorsque toutes les mesures sont totalement volontaires.18 Ou bien ils peuvent faire valoir que le serrage de vis est précisément l’objectif des certificats de vaccination et des mesures similaires. Ainsi, alors que les appareils respiratoires, les tests réguliers, la distanciation sociale et peut-être aussi le confinement représentaient des niveaux acceptables de coercition, les mesures plus récentes ont dépassé les limites.19
Le Super GreenPass (Italie) ou le régime « 2G » (Allemagne), qui correspond dans la terminologie slovaque à la règle « OP », restreint l’accès aux restaurants, aux magasins, aux événements culturels et à diverses activités de loisirs. En Italie, ces règles sont également appliquées aux transports publics depuis le 10 janvier. Il s’agit sans aucun doute d’une mesure coercitive. Celui qui ne respecte pas les conditions n’a pas accès aux commodités x, y et z. On s’attend à ce qu’il veuille cet accès, et qu’il fasse donc le nécessaire - et se fasse vacciner.
Nous faisons ici abstraction du fait qu’il n’est pas trop difficile de franchir ce pas, les vaccins étant abondants et gratuits dans les pays concernés. Mettons également de côté le fait que la vaccination est une option bien plus sûre que de contracter le COVID-19. La troisième thèse implique que le but de toute cette coercition est d’ouvrir la voie à un nouveau renforcement de la discipline. Cependant, la manière dont cela est censé fonctionner n’est pas claire pour nous. Si quelqu’un est obligé de se faire vacciner - par exemple pour voyager ou aller au restaurant - cela signifie-t-il que l’État a réussi à « briser » cette personne, à la transformer en « mouton » ? Cette expérience va-t-elle provoquer une sorte de traumatisme psychologique collectif et rendre les populations plus vulnérables à l’adversité future ? S’agit-il ici de cultiver chez les gens une adaptation habituelle aux interférences avec leur intégrité corporelle ou leur droit à la protection des données personnelles ? Nous connaissons ces considérations et d’autres similaires de la part des « négationnistes » qui ont également critiqué les mesures précédentes, comme les tests obligatoires, sur une base similaire. Franchement, tout cela semble plutôt absurde. Avant la pandémie, personne n’aurait songé à établir un lien entre, par exemple, la vaccination obligatoire du personnel de santé contre l’hépatite B dans de nombreux pays européens et les plans de l’État visant à « préparer le terrain » pour l’austérité.
Les critiques gauchistes qui affirment que l’objectif des certificats de vaccination est la « discipline » omettent largement de préciser à quoi cela est censé servir. Selon nous, il ne suffit pas d’évoquer vaguement les « violations des droits civils » ou de présenter la discipline comme un objectif abstrait en soi. Par exemple, dans le cas du système chinois du hukou, qui réglemente les migrations internes et l’accès aux services publics en dehors du lieu de résidence, nous pouvons décrire quelles sont ses fonctions, quel problème l’État tente de résoudre et comment il s’inscrit dans le modèle chinois d’accumulation capitaliste. Pour que la troisième thèse ait un sens, ses partisans devraient également expliquer, ou du moins esquisser, comment les différentes formes de contrainte à la vaccination contribuent à résoudre de réels problèmes de contrôle social ou créent les conditions préalables à une répression accrue - et pourquoi les mêmes objectifs ne peuvent pas être atteints, de manière plus discrète, par des passeports ou des cartes d’identité biométriques, dont les préparatifs ont commencé dans l’UE bien avant la pandémie.
Il existe une variante plus rationnelle de la troisième thèse, qui affirme que le durcissement des mesures n’est qu’une tactique de distraction. L’objectif est de fournir un prétexte pour poursuivre l’austérité dans le secteur public. Les États seraient en train de calculer consciemment que tous les travailleurs de la santé et des services sociaux ne succomberont pas à la pression de la vaccination. Il sera ainsi plus facile de les licencier et de réduire les coûts de fonctionnement du secteur. Un autre objectif plus général de ces mesures serait d’accroître la résistance. Si la campagne de vaccination est finalement couronnée de succès, même en dépit de la résistance, le mérite en reviendra aux dirigeants forts qui ont rendu la vaccination obligatoire et ont su faire face à ses opposants. En revanche, si la campagne échoue, il sera facile de montrer du doigt quelqu’un d’autre et de se décharger de toute responsabilité quant aux conséquences sur la santé publique. La stratégie « diviser pour régner » sera payante dans les deux cas.
Cependant, au cours de la dernière décennie (et même avant), les États européens n’ont pas eu besoin de pandémies, de certificats de vaccination ou de quoi que ce soit de ce genre pour appliquer, sans heurts et efficacement, des mesures d’austérité brutales qui ont détruit les services publics. Compte tenu de l’augmentation considérable des dettes souveraines qui a été déclenchée par les actions visant à « sauver l’économie » au cours des premiers mois de la pandémie, la poursuite de cette politique est à l’ordre du jour, quel que soit le résultat de la vaccination de masse. De larges pans de la main-d’œuvre du secteur public, vaccinés et non vaccinés, seront soumis à cette pression. La viabilité et la nécessité de cette « stratégie » complexe sont donc discutables.
Toutefois, supposons que les États pensent effectivement de la manière décrite. Même dans ce cas, il y a de bonnes raisons de garder ses distances avec les opposants à la vaccination et leurs protestations. Un tel projet de la part de l’État n’aurait aucune incidence sur l’efficacité des vaccins en matière de protection de la santé et du système de santé, ce dont nous avons déjà parlé. Indépendamment des jeux d’échecs que les politiciens peuvent jouer avec la vaccination, il est toujours préférable de se faire vacciner que de ne pas se faire vacciner, et d’un point de vue social, il est préférable que le plus grand nombre de personnes possible soient vaccinées. Soutenir des manifestations qui veulent retarder ou bloquer la vaccination est incompatible avec cela. Ce choix rappelle un peu la tactique des conservateurs américains consistant à « mourir pour opposer les libéraux ».
L’affirmation selon laquelle le principal objectif de la vaccination est de remplir les poches des grandes entreprises pharmaceutiques est souvent utilisée par les « négateurs ». Certains partisans de la vaccination répondent à cette affirmation par des chiffres montrant que les ventes de vaccins ne représentent qu’une faible proportion du revenu total du secteur. Cependant, ces données ne sont pas très pertinentes. Seules quelques entreprises du secteur ont réussi à développer un vaccin efficace contre le coronavirus qui a reçu l’approbation des agences compétentes. Seule la performance économique de ces entreprises est pertinente, et non celle du secteur dans son ensemble.
En outre, l’important est le profit, pas les recettes. Un article plus ancien estime que la marge bénéficiaire de Comirnaty (Pfizer-BioNTech) est de vingt pour cent. En 2021, les pays de l’UE achetaient ce vaccin 19,50 € par dose, le bénéfice aurait donc pu être d’environ 3,90 € par dose. En 2022, l’UE devrait acheter 650 millions de doses supplémentaires. À ce prix et avec cette marge, cela rapporterait un bénéfice brut de plus de 2,5 milliards d’euros aux fabricants, et ce pour une fraction seulement de leurs ventes.
Cette découverte, cependant, est plutôt banale. Oui, les vaccins sont une source de profit pour les entreprises qui les produisent. Comme tous les autres produits pharmaceutiques et technologies médicales, ainsi que la grande majorité de tout ce dont nous avons besoin pour vivre, les vaccins COVID-19 sont produits dans le but de les vendre avec un bénéfice. Sinon, ils ne seraient pas d’un grand intérêt pour les entreprises pharmaceutiques privées.20 C’est aussi la raison pour laquelle des Etats ont cofinancé le développement et la production de vaccins covidés, ou ont même décidé de s’en charger eux-mêmes.21
Ainsi, des entreprises comme Pfizer ont utilisé les ressources publiques pour produire des biens tout en gardant les bénéfices.22 Encore une fois, cela ne choque que ceux qui ne sont pas familiers avec l’agrobusiness capitaliste, la production d’énergie, la construction automobile ou le secteur financier. Partout, nous trouvons des exemples de subventions publiques à des activités qui sont une source de profit privé. Et, comme dans le cas de l’industrie pharmaceutique, l’histoire de ces secteurs est pleine de scandales liés à la production de produits de mauvaise qualité ou dangereux, à la dissimulation de la vérité à ce sujet, à la destruction de la nature, au lobbying et à la corruption. Pourtant, les opposants aux vaccins n’évoquent guère leur refus d’acheter des aliments ou d’utiliser des combustibles fossiles.
Que nous le voulions ou non, pour l’instant, « nous vivons dans une société » dont le but n’est pas simplement la production de choses utiles, mais la production de plus-value. Tant qu’il en est ainsi, nous sommes largement dépendants des valeurs d’usage qui sont le produit du capital. Bien sûr, cette façon de satisfaire les besoins est pleine de contradictions. Elles se manifestent, par exemple, dans le fait que les vaccins restent inaccessibles aux pays pauvres en raison des brevets. Sortir des griffes de la propriété privée le droit de produire des vaccins efficaces, plutôt que de rejeter purement et simplement les vaccins, serait un objectif digne de la classe ouvrière, une classe universelle capable de libérer la société dans son ensemble.
« La résistance de la population aux brimades de l’État s’accroît et se manifeste par des manifestations de masse. Bien que, contrairement à certains des manifestants, nous ne refusions pas les vaccins en tant que tels, nous sommes solidaires de leur opposition aux politiques de l’État. Nous ne pouvons pas rester en dehors de ce mouvement car il comprend de nombreux travailleurs et travailleuses, est auto-organisé et s’oppose aux mesures draconiennes de l’État. »
Les partisans de la quatrième thèse considèrent les protestations contre le renforcement des mesures (et spécifiquement contre la pression pour la vaccination) comme un mouvement plus ou moins spontané, auto-organisé, impliquant de nombreux travailleurs et se retournant contre le pouvoir répressif de l’État. Bien qu’ils rejettent la rhétorique des « négationnistes » et qu’ils soient critiques à l’égard de certains éléments des protestations ou de leur idéologie, ils y voient une opportunité. Ils suggèrent que la résistance aux mesures pandémiques pourrait être généralisée à d’autres domaines des politiques de l’État, ou de la vie sous le capitalisme en général, tout en l’éloignant de ses aspects problématiques qui la rapprochent de l’extrême droite.
Dans les différents pays, ces protestations prennent des formes différentes et évoluent également dans le temps. Dans certains endroits, elles impliquent les syndicats (grands ou petits, conservateurs ou radicaux), tandis que dans d’autres, le rôle principal est joué par les nationalistes, les fascistes et les sections du public qui sont prêtes à les écouter. Dans certains pays, les tendances « ésotériques » ou marginales prédominent ; dans d’autres, l’opposition parlementaire officielle est impliquée ou même à l’origine des protestations. La composition sociale des manifestants est également variée. Compte tenu de cette diversité, il n’est pas facile de formuler une caractérisation universelle de l’ensemble du « mouvement ». De plus, si la résistance aux mesures est au centre de celui-ci, il est aussi la cristallisation de réactions (plus ou moins individualisées) à d’autres aspects de la misère générale dont la pandémie n’est qu’un moment.23
Les situations de crise dans lesquelles les conflits et les contradictions s’intensifient sont toujours une opportunité potentielle pour la classe ouvrière. La question est de savoir si elle est capable de s’affirmer dans de telles situations comme une force politique indépendante, mettant en avant ses intérêts et ses besoins spécifiques, ou si elle se fond dans l’identité « sans classe » du reste. Dans le pire des cas, elle se soumet aux forces de l’extrême droite, qui - prises dans leurs conséquences - sont toujours dirigées contre les intérêts de la classe ouvrière. Les manifestations de l’automne à Trieste étaient peut-être les plus prolétariennes par nature, tant en termes de revendications que de moyens de lutte. Des développements plus récents suggèrent qu’ici aussi, le courant des « négateurs » ou des opposants à la vaccination en tant que telle a fini par l’emporter. Nous ne disons pas que cela devait se passer ainsi. Mais si cela s’est produit même là où le « mouvement » était le moins contaminé par des éléments problématiques, quelles sont les chances que quelque chose de fondamentalement différent émerge des manifestations en Allemagne, par exemple ?
De plus, bien que ces actions reçoivent une attention médiatique considérable, seule une petite partie du public (et nous n’utilisons délibérément pas le terme « travailleurs et travailleuses » ici) y prend part. Les partisans de ces thèses 1-4 renoncent à une perspective plus large, à l’échelle de la société, pour atteindre une section spécifique de la classe ouvrière qui est attirée par les manifestations. Ce faisant, ils ne critiquent pas suffisamment l’idéologie de ce « mouvement ». Au contraire, ils ont tendance à adopter certains de ses éléments, de sorte que leur argumentation se rapproche parfois de la rhétorique des « négationnistes ». Le fait même de qualifier les mesures de « draconiennes », alors qu’il suffit d’un effort minime pour se faire vacciner et éviter toute forme de sanction, doit être considéré comme un recul de l’analyse critique.24
Nous considérons qu’un tel opportunisme de la part de certaines sections de la gauche radicale est risqué. Peut-être est-elle attirée dans ces manifestations par leur colère et leur méfiance à l’égard du « système », par leur volonté d’affronter la police. Nous ne pouvons pas évaluer toutes les formes que prend ce phénomène dans les différents pays. En général, cependant, nous pensons qu’il est important de faire la distinction entre la méfiance enracinée dans l’expérience pratique des travailleurs et travailleuses (par exemple, les doutes sur l’efficacité et l’équité des mesures de santé et de sécurité au travail) et la méfiance qui est introduite dans la classe ouvrière de l’extérieur. L’attitude d’un syndicat dans une usine slovaque, par ailleurs très active dans le domaine de la santé et de la sécurité au travail, en est un exemple. Sur la question de la vaccination, cependant, ses militants ont conclu que ce n’était pas une bonne idée de s’agiter sur ce sujet « controversé » et qu’il valait mieux le considérer comme une « affaire médicale » purement individuelle. Éviter les questions susceptibles de susciter la controverse peut être tactiquement avantageux, mais seulement à court terme. De la même manière, les syndicats slovaques se distancient d’autres questions « controversées » qui ont été transformées en épouvantails par diverses forces politiques et les médias, comme la migration ou les « minorités sexuelles ». L’incapacité à appréhender ces questions du point de vue de la classe ouvrière ne fait que renforcer la domination, dans ces domaines, de groupes ou de mouvements qui, tout en prétendant être la « voix du peuple », ne représentent pas du tout les intérêts des travailleurs.
En ce qui concerne les protestations auxquelles nous assistons en Slovaquie, leur colère est intrinsèquement irrationnelle et réactionnaire. Elle est irrationnelle parce que le souhait commun des manifestants est un « retour à la normale », aux temps d’avant la pandémie, comme si rien ne s’était passé. Il est réactionnaire parce qu’il vise également la classe ouvrière elle-même. Certaines des figures de proue de ces manifestations ont également organisé des attaques contre le personnel de santé dans des centres de vaccination ou des hôpitaux (il ne s’agit toutefois pas d’un phénomène exclusivement slovaque), elles ont harcelé des médecins ou des épidémiologistes connus sur leur lieu de résidence, ou se sont engagées dans des confrontations préméditées avec le personnel de supermarchés qui leur avait simplement demandé de porter un masque. Nous ne voyons aucun potentiel dans une telle colère.
Les thèses que nous avons abordées ici peuvent parfois prêter à confusion. Par exemple, leurs promoteurs affirment qu’ils ne souhaitent pas remettre en cause les vaccins en tant que tels. Pourtant, à certains moments, leurs arguments semblent aller dans ce sens. En même temps, sur un plan pratique, ils proposent une approche généreuse à l’égard des mouvements dont l’objectif est de retarder ou de bloquer la vaccination de masse et qui sont largement dominés par des « négationnistes » purs et simples. Bien sûr, dans de bonnes circonstances, une opposition de principe à la vaccination pourrait être une position légitime. Cependant, toutes les preuves pertinentes sont clairement en faveur de la vaccination, et en tant que matérialistes, nous nous sentons obligés de coordonner nos positions politiques avec ce que dit la meilleure science disponible.
Le poids de ces preuves est également reconnu par certaines apologistes gauchistes des protestations. Les débats se terminent donc le plus souvent par l’affirmation qu’ils sont en faveur de la vaccination, mais « pas sous sa forme actuelle ». Nous admettons que l’éthique anti-autoritaire de cette position est séduisante. Cependant, elle semble meilleure sur le papier. Compte tenu du potentiel de mutations, la pandémie ne peut être gérée autrement que de manière globale. Au moins la dose de base, mais idéalement aussi les rappels, doivent atteindre le plus grand nombre de personnes possible.25 Même dans certains pays de la périphérie de l’Europe (dont la Slovaquie) qui ne souffrent pas d’une pénurie de vaccins, jusqu’à la moitié de la population n’est pas vaccinée, et même plus dans certains endroits. Les manifestations de masse contre la vaccination en Occident, où la proportion de personnes non vaccinées est nettement plus faible, donnent une forte impulsion à l’opposition à la vaccination dans ces pays. Le monde virtuel des résistants slovaques au vaccin regorge de vidéos en provenance de Vienne, de Hambourg et de villes italiennes, où l’on dit que les gens se « lèvent » enfin. Bien entendu, les protestations ne font rien pour rendre les vaccins plus accessibles aux pays qui n’en ont pas assez.
Au cours des discussions, nous avons également rencontré l’opinion selon laquelle l’expérience historique spécifique des pays du Sud doit être prise en compte. On prétend que toute pression en faveur de la vaccination s’y heurte à une résistance, et qu’il faut donc résister à cette pression ailleurs, y compris dans les pays développés. Cependant, nous sommes plutôt sceptiques quant au postulat sur lequel repose ce point de vue. Au vu des données, il semble s’agir d’une sorte d’orientalisme à l’envers. Le Cambodge a déjà administré une dose complète de vaccin à une plus grande partie de sa population que la plupart des pays de l’UE. Jusqu’à présent, l’Inde a vacciné à peu près la même proportion de sa population que la Slovaquie, alors qu’elle est environ 250 fois plus grande. Le Bangladesh, le Bhoutan et le Laos font mieux que la Bulgarie, qui est à peu près à égalité avec le Myanmar. On trouve des exemples similaires en Amérique du Sud (l’Équateur a déjà introduit la vaccination obligatoire) et au Moyen-Orient. Nous admettons qu’il n’y a que quelques cas de ce genre en Afrique.
Il ne s’agit pas de contester que l’expérience de différents types d’oppression, notamment l’oppression coloniale et raciale, peut jouer un rôle dans la réticence à la vaccination. Une enquête menée au Royaume-Uni en avril 2021 auprès des travailleurs des services sociaux et de santé le confirme en partie. D’après les données, la principale raison de ne pas vacciner semble être la crainte des effets secondaires ou du manque d’efficacité du vaccin. Un autre groupe ne se sent pas menacé par le covid.26 Ces raisons ne nous laissent pas indifférents - surtout s’il s’agit d’attitudes individuelles de nos collègues de travail, et non des points de l’agenda d’un mouvement qui vise à saper la vaccination. Pour surmonter de tels obstacles, il faut une campagne de masse et beaucoup de patience pour expliquer et persuader. Or, ni nous ni les partisans de ces thèses 1-4 n’avons les moyens d’une telle entreprise. Peut-être conviendrait-il de demander aux Etats d’intensifier leurs efforts dans ce domaine. Toutefois, une telle demande est difficilement compatible avec un soutien quelconque aux manifestations dont la dynamique prédominante est, après tout, l’opposition à la vaccination.
Le refus de soutenir le mouvement contre les mesures tel qu’il s’est formé jusqu’à présent ne signifie pas un soutien automatique à toutes les actions de l’État. De même, le refus de prendre le parti de sa « patrie » dans un conflit militaire ne signifie pas nécessairement un soutien à l’autre camp. Flirter avec l’extrême droite, la pseudo-science et les intérêts économiques de divers charlatans n’est pas la seule option qui reste à la classe ouvrière. Elle ne doit pas non plus se contenter d’attendre. Elle peut saisir les contradictions de la gestion capitaliste de la pandémie d’une manière qui s’appuie sur ses besoins quotidiens et qui n’entre pas en conflit avec la protection de la santé. Dans la prochaine section, nous voulons esquisser un cadre général pour une telle approche, ainsi que tirer quelques conclusions pratiques.
Le capital achète aux travailleurs et travailleuses le droit d’utiliser leur force de travail pendant un certain temps. Ils et elles sont récompensé·es par un salaire qui leur permet de se reproduire - c’est-à-dire qu’il les maintient en vie, leur assure un certain niveau de vie et maintient leur capacité à travailler. Du point de vue du capitaliste, le salaire est un élément de coût : plus il est bas, plus le profit sera important. L’intérêt des travailleurs et travailleuses, en revanche, est de louer leur force de travail au prix le plus haut possible. Des antagonismes similaires se retrouvent dans toutes les questions relatives à l’organisation du travail. Par exemple, chaque utilisation de la force de travail entraîne son usure, qui nécessite une régénération. Les intérêts à court terme du capital lui imposent de tirer le plus de temps possible de la force de travail, soit de manière extensive (en allongeant la journée de travail), soit de manière intensive (par exemple en accélérant le rythme de travail). Inversement, les travailleurs et travailleuses ont intérêt à ce que l’usure de leur force de travail ne dépasse pas un niveau jugé acceptable. Ou, s’ils acceptent de dépasser cette limite, ils et elles ont intérêt à ce que cela soit compensé par un salaire ou un temps libre supplémentaire. Cependant, à partir d’un certain seuil, même cette compensation ne permet pas de régénérer entièrement la force de travail à une qualité normale. Le corps ou l’esprit du travailleur ou travailleuse s’est usé prématurément, il est endommagé.
Il existe également d’autres dangers qui agissent sur la force de travail, intensifiant l’usure ou menaçant de destruction brutale, c’est-à-dire la mort du travailleur ou travailleuse : dépense physique ou psychologique excessive, travail de nuit, bruit, vibration, chaleur, produits chimiques et bien d’autres.27 Leurs effets sont également un objet de conflit. Les mesures qui peuvent être prises pour protéger les travailleurs et travailleuses contre ces dangers représentent des coûts supplémentaires pour le capital. Leur introduction est toujours soigneusement étudiée et comparée aux alternatives. Les risques sur le lieu de travail menacent-ils la continuité de la production ? La rotation des travailleurs et travailleuses est-elle trop élevée ? L’indemnisation des blessures ou des décès pourrait-elle mettre en péril la réputation ou les performances de l’entreprise ? Ces problèmes peuvent-ils être évités, au moins partiellement, en confiant les travaux dangereux à une catégorie spéciale d’employés, comme les travailleurs et travailleuses intérimaires ou les migrants ? Le point de vue des travailleurs et travailleuses est fondamentalement différent. Pour le capital, les travailleurs et travailleuses individuel·les peuvent être sacrifié·es, du moins dans certaines limites. Cependant, les travailleurs et travailleuses n’ont pas du corps de substitution. Il est donc dans leur intérêt que leur corps soit traité avec la plus grande parcimonie possible et que tout soit fait pour le protéger. Le conflit d’intérêts est illustré de manière frappante par le fait que les blessures sont plus fréquentes en période de croissance économique intense. La phase du cycle économique la plus favorable au capital est un désastre pour la sécurité des corps sur le lieu de travail.
La lutte entre le capital et le travail dans ce domaine est inégale dès le départ, à deux égards au moins. Tout d’abord, elle est déterminée par la situation spécifique du prolétariat en tant que classe qui doit vendre sa force de travail pour survivre. Il n’a pas toujours le choix entre des emplois plus ou moins sûrs. En outre, la nocivité peut être échangée : la santé d’un travailleur ou d’une travailleuse ou ses futures années de retraite peuvent être vendues pièce par pièce contre une prime de risque. Le prix de la santé n’est pas toujours une prime monétaire, il peut aussi s’agir d’une plus grande autonomie, de la possibilité de fixer le rythme de travail, etc. Étant donné les autres options parmi lesquelles les travailleurs et les travailleuses peuvent choisir dans des situations particulières, de tels compromis peuvent être tentants. Ils deviennent inévitables dans le cadre de systèmes particuliers de rémunération et d’organisation du travail. Si le travail est trop lent alors que les pratiques de sécurité sont respectées, cela peut se traduire par une baisse des revenus et même par le licenciement du travailleur ou travailleuse.
Deuxièmement, la lutte pour des conditions de travail plus sûres commence toujours sur le terrain de la connaissance. Dans le capitalisme, le travail de ceux qui planifient le processus de production est généralement séparé du travail de ceux qui exécutent les tâches qui leur sont assignées. Le travailleur ou la travailleuse individuel·le n’a pas une connaissance intime de chaque aspect du processus plus large dont il fait partie. On ne s’attend pas à ce qu’il le fasse. En outre, la position générale du prolétariat dans la division sociale du travail isole de nombreux travailleurs et travailleuses de l’accès à la connaissance scientifique. Ainsi, les dangers qui nuisent à la santé des travailleurs et travailleuses peuvent agir de manière cachée, et le capital a intérêt à ce qu’il en soit ainsi. L’histoire fournit une pléthore d’exemples de dissimulation d’effets nocifs, notamment ceux des produits chimiques. Et bien sûr, il y a souvent un long chemin entre la découverte des dangers et la reconnaissance par l’employeur de leur existence et des mesures pour les éliminer, ou au moins une offre de compensation. La perception subjective qu’ont les travailleurs des dangers dont ils sont déjà conscients est également influencée par leur degré d’identification à leur travail et à leur position sociale. Certaines professions ont une culture d’acceptation du danger ou sont même fières de la difficulté et du risque de leur travail. Une telle culture peut servir de moyen d’apaiser les travailleurs mécontents. Le capital a donc intérêt à la promouvoir.28
Dans le domaine des risques professionnels, tout comme pour la durée de la journée de travail, les travailleurs et travailleuses ne peuvent efficacement défendre leurs intérêts que collectivement. Il est impossible pour un individu - sauf dans les cas les plus évidents - d’identifier tous les risques liés à son propre travail et de les évaluer objectivement. Cette difficulté augmente avec la complexité du processus de production et le degré d’application de la science dans ce processus. En outre, l’expérience historique montre que les cas où le capital agit spontanément dans l’intérêt de la protection de la santé des travailleurs et travailleuses sont rares, généralement conditionnés par des circonstances spécifiques telles que des pénuries de main-d’œuvre. Lorsqu’il est laissé à lui-même, le capital est destructeur de la force de travail, comme le montrent, encore et encore, les exemples de développement capitaliste dans le Sud. Tout comme la réduction de la journée de travail, l’introduction progressive de normes de sécurité et de santé au travail dans les pays développés était en partie due aux innombrables sacrifices consentis par les travailleurs et travailleuses, aux luttes sanglantes qu’ils et elles ont menées collectivement par le biais de leurs propres organisations, et en partie le résultat de l’intervention de l’État.29
D’une part, ces interventions étaient imposées par la classe ouvrière, mais elles avaient aussi leur propre motif. L’Etat, en tant que « le capitaliste collectif en idée », garantit les conditions générales de l’accumulation du capital sur son territoire et la compétitivité de son économie au niveau international. Ces considérations échappent en partie au champ de vision des capitalistes particuliers, qui se concentrent avant tout sur le bien-être de leurs capitaux individuels. Dans diverses situations, cet intérêt général de l’accumulation et les intérêts des capitaux individuels (ou des branches de l’économie) peuvent entrer en conflit. Si, par exemple, la reproduction à long terme de la force de travail à un certain niveau de qualité, de compétence, etc. est en danger, l’État peut être obligé d’intervenir - en utilisant la législation, la police, etc. - contre les intérêts des capitaux individuels pour stabiliser les circonstances de la reproduction. Il n’y a aucune garantie qu’il le fera, ni que l’intervention sera suffisante ou durable. Cependant, dans une économie capitaliste, l’État est le seul organe reconnu qui peut faire une telle chose. Comme le capitaliste individuel, l’État calcule et évalue les différentes alternatives, mais à une échelle beaucoup plus grande. Ses actions spécifiques dépendent en fin de compte de l’équilibre des forces entre le capital et le travail, de l’issue des conflits de factions au sein de la classe capitaliste, de la position du pays dans la division internationale du travail et de la concurrence, ainsi que de circonstances purement accidentelles. Mais le résultat historique est clair : la réduction de la journée de travail a dû être imposée au capital par des lois qui ont été le résultat de plusieurs décennies de lutte. Elle est allée de pair avec les premières mesures visant à protéger les travailleurs et travailleuses contre les conditions dangereuses sur le lieu de travail.30
Une partie importante de la lutte collective pour des lieux de travail plus sûrs a été l’appropriation de la science par la classe ouvrière. Elle a dû affronter non seulement les employeurs, mais aussi les médecins d’entreprise ou les inspecteurs du travail qui gardaient secrètes les connaissances existantes sur la nocivité des facteurs de travail, les minimisaient ou les interprétaient mal. Cela était particulièrement important dans le cas des substances toxiques et cancérigènes, dont les effets mettent des décennies à se manifester. Dans de tels cas, les travailleurs et travailleuses ont fait la découverte pratique qu’ils et elles ne peuvent pas se passer d’informations scientifiques et doivent devenir des experts autodidactes. En même temps, ils et elles se sont élevé·es contre les barrières de la division du travail existante et ont cherché des alliés dans les rangs des professionnels techniques (par exemple, les « planificateurs » des processus de production) ou des chercheurs universitaires. Ces derniers ont pu être motivés par leurs opinions politiques pro-ouvrières ou simplement par le désir de diffuser des connaissances scientifiques. Face à ce front de travailleurs, travailleuses et d’intellectuels se dressaient des légions d’avocats et d’experts bien rémunérés, déterminés à protéger les intérêts du capital.
Une condition préalable pour soulever les questions de santé et de sécurité est que la classe ouvrière reconnaisse sa propre vulnérabilité. De même que tous les fumeurs ne contractent pas un cancer, les risques professionnels n’affectent pas tout le monde de la même manière. Sur chaque lieu de travail, nous trouvons des personnes qui varient en termes de résistance physique et mentale, d’âge, de sexe, de prédispositions génétiques et de leurs antécédents de santé. En outre, elles peuvent être exposées à des effets nocifs à des degrés divers. Tant qu’il existe une mentalité du type « Cela ne peut pas m’arriver » ou « Cela ne me concerne pas », une lutte commune pour des conditions plus sûres n’est pas possible. Le chemin de l’unité passe par des conflits amers au sein de la classe ouvrière - contre les imbéciles qui se prennent pour des machines et se moquent de la faiblesse des autres.31
Le capital est un travail mort. Ses fonctionnaires tiennent compte des victimes humaines du processus de production de la même manière qu’ils le font avec les déchets de la transformation des matières premières. Un tel calcul est étranger au travail vivant. Son mot d’ordre est la protection de la force de travail, la prévention de ses dommages dans toute la mesure du possible.
Le nouveau coronavirus ne peut être réduit à un simple danger sur le lieu de travail, même s’il en est un.32 Cependant, une pandémie ne serait pas une pandémie si elle ne touchait que les lieux de travail. Néanmoins, nous pensons que nos notes sur le rapport de la classe ouvrière aux questions de santé et de sécurité, et sur le conflit nécessaire à leur sujet, peuvent être un guide utile pour prendre position sur la situation actuelle.
Malgré l’embargo initial sur l’information, les médecins et les scientifiques ont rapidement compris que le SARS-CoV-2 représentait une menace sérieuse pour la santé humaine et pouvait déclencher une pandémie mondiale. Cependant, lors de la première vague d’épidémies en 2020, nous avons pu observer la même dynamique de la relation entre le travail, le capital individuel et les États que nous avons décrite dans les sections précédentes.33 Les employeurs ont cherché à maintenir la production aussi longtemps que possible, jusqu’à ce qu’ils soient contraints de faire marche arrière par les gouvernements ou les actions des travailleurs. En Italie, ces dernières comprenaient des grèves spontanées ; ailleurs, il s’agissait plutôt d’une fuite non coordonnée des employé·es vers les congés payés ou les jours de maladie, qui étaient également conditionnés par la fermeture des écoles et l’absence d’autres possibilités de garde d’enfants. Il y a toutefois eu des exceptions. Rappelons que la fonction de l’État en tant que garant du cadre général d’accumulation implique la prise en compte de diverses alternatives. Tous les États n’ont pas préféré la protection de la force de travail (ou de la population en tant que telle) au maintien de la compétitivité. En février 2020, le Premier ministre britannique Boris Johnson a évoqué la possibilité pour la Grande-Bretagne de devenir la première force mondiale parmi les économies ouvertes. De nombreux scientifiques, chercheurs et défenseurs de la santé publique ont été choqués de constater que le gouvernement avait donné la priorité à la « protection de l’économie » sur la « protection de sa population ». Toutefois, le cours désastreux de la première vague a conduit la Grande-Bretagne à prendre des mesures plus strictes par la suite.
Avec l’avènement des vaccins, les pays (en particulier les plus riches) ont reçu un outil relativement peu coûteux qui remplit de multiples fonctions. Premièrement, il a permis aux gouvernements qui privilégiaient initialement l’économie à la santé de se positionner comme des combattants actifs contre la pandémie. Deuxièmement, dans les conditions du coronavirus original, ou de la variante Alpha (« britannique »), il semblait que la vaccination supprimerait complètement la pandémie et assurerait un « retour à la normale » rapide. À cet égard, l’accent mis sur la vaccination est en phase avec plusieurs objectifs de l’État : assurer des conditions stables pour la reproduction de la force de travail,34 permettre le bon fonctionnement de l’économie et, enfin et surtout, améliorer sa position dans la concurrence internationale - car celui qui sera le premier à vacciner tout le monde sera parmi les premiers à sortir du marasme et de la rupture de la chaîne d’approvisionnement causés par la pandémie. L’objectif des politiques de vaccination n’est donc pas une sorte de « discipline pour la discipline ». Au contraire, elles poursuivent des objectifs concrets et matériels qui peuvent être expliqués sur la base de la fonction de l’État en tant que « capitaliste collectif ». De larges pans du capital représentés par les associations patronales ont également consenti à une stratégie ainsi justifiable, d’autant plus qu’elle ne coûte rien au capital.
Comme pour les États, nous ne pouvons pas examiner les différentes réponses de la classe ouvrière mondiale à la pandémie. Nous nous concentrerons sur la comparaison de certains des moments qui nous semblent clés avec la tradition des luttes pour des lieux de travail plus sûrs que nous avons déjà décrite.
Les premières réactions immédiates des travailleurs étaient fondées sur la gravité apparente des risques dans leur pays et sur les mesures prises par l’État. Elles étaient certainement aussi influencées par le climat politique général et le rapport de force entre le travail et le capital dans les circonstances données. En conséquence, nous avons vu (très rarement) des grèves visant à imposer des « lockdowns prolétariens », des luttes pour la disponibilité d’EPI (en particulier dans le domaine des soins de santé), des réponses individualisées, non coordonnées mais massives (congés payés, congés maladie), ou simplement attendre et suivre les instructions des autorités.
Il peut être tentant de considérer les « sceptiques » qui « font leurs propres recherches » et s’adonnent à des vues « alternatives » sur la vaccination et la pandémie comme poursuivant la tradition dont nous avons déjà parlé : l’appropriation de la science par la classe ouvrière, le décloisonnement de la division du travail, les alliances avec les travailleurs du savoir et les scientifiques. Il y a cependant quelques différences. L’une est insignifiante mais en dit long, deux autres sont tout à fait fondamentales. La différence la plus évidente est que la tradition historique des luttes pour des lieux de travail plus sûrs s’est généralement concentrée sur l’opposition aux affirmations concernant l’innocuité de certains dangers. En revanche, les « sceptiques » ont cherché à faire passer le covid d’abord pour une fiction, puis pour une grippe, et enfin pour une maladie qui, bien que pouvant être grave, peut être traitée avec des vitamines ou des médicaments vétérinaires.
Les différences fondamentales sont qu’il n’y a pas d’appropriation prolétarienne de la science à proprement parler ici, ni de ponts entre la classe ouvrière et la véritable communauté scientifique.
Tout d’abord, toutes les connaissances scientifiques pertinentes s’accordent à dire que le covid est une maladie grave. Toutes les preuves disent également que la vaccination de masse est la meilleure mesure, à l’heure actuelle et après avoir pris en compte tous les risques, pour protéger la santé. Ceci est vrai au moins jusqu’à ce que des vaccins plus sophistiqués, adaptés à des variantes spécifiques ou tout aussi efficaces contre la plus large gamme de variantes, soient disponibles.
À la lumière des preuves scientifiques, nous ne pouvons pas non plus accepter l’attitude de certains travailleurs et travailleuses (malheureusement assez nombreux en Slovaquie) selon laquelle le covid ne présente aucun risque pour eux, et que tout est fini pour eux. Une telle attitude est tout à fait conforme à la mentalité des « hommes d’acier » décrite ci-dessus, qui rend impossible toute lutte pour des lieux de travail ou des communautés plus sûrs. Oui, les niveaux de risque relatifs varient selon les personnes, qu’il s’agisse du tabagisme, du covid ou des rayonnements ionisants. Tout le monde ne tombe pas malade, tout le monde ne souffre pas de maladies graves ou d’effets durables, tout le monde ne meurt pas. Mais c’est précisément là le problème : personne ne connaît exactement et à l’avance son taux de risque. Il est dans l’intérêt de la classe ouvrière, en tant que sujet collectif, de fonder son évaluation des taux de risque sur les personnes les plus vulnérables. Dans ce cas, il ne s’agit pas seulement des personnes âgées, mais aussi de ceux d’entre nous qui souffrent de diabète ou d’autres maladies chroniques, d’obésité ou…
Deuxièmement, les « experts » cités par les « sceptiques » sont, dans l’ensemble, des vendeurs de compléments alimentaires et des charlatans en mal d’attention médiatique, qui font tous partie d’une industrie de plusieurs millions de dollars dans l’économie mondiale. Soit dit en passant, il s’agit principalement de personnes ayant des opinions de droite ou d’extrême droite.
En ce qui concerne la vaccination, la classe ouvrière a actuellement des intérêts identiques à ceux de l’État et du capital.35 À cet égard, la situation actuelle n’est pas différente des autres types de vaccination ou du respect des règles de sécurité élémentaires sur le lieu de travail. Cela ne signifie pas que l’antagonisme a disparu, même en relation immédiate avec la pandémie. Mais la classe ouvrière n’a rien à gagner à soutenir les protestations existantes contre les mesures plus strictes et la pression pour la vaccination. Au contraire, elle devrait articuler ses intérêts clairement et dans la tradition de la prévention prolétarienne.
Elle peut s’inspirer des enseignants de Chicago, et non de dockers confus de Trieste. Le syndicat des enseignants de Chicago soutient la vaccination, mais en même temps, au début de l’année 2022, il a demandé un retour en toute sécurité dans les écoles : l’établissement de critères clairs pour savoir quand passer à l’apprentissage à distance, la mise à disposition d’équipements de protection (masques N95) pour tous les élèves aux frais de l’État, des tests obligatoires et des tests gratuits à domicile, la création de centres de vaccination dans les écoles. Dans divers pays européens, nombre de ces demandes seraient sans objet, car les mesures sont en place depuis longtemps. Toutefois, l’essentiel pour nous n’est pas leur contenu spécifique, mais la combinaison d’une vaccination aussi accessible que possible avec d’autres mesures de prévention. Dans le même esprit, les demandes suivantes pourraient être formulées dans un pays comme la Slovaquie :
De telles revendications concernent les conséquences immédiates de la pandémie. Cependant, ce serait une erreur de ne pas aller au-delà, car il y a des conclusions plus générales et plus importantes à tirer par la classe ouvrière de la pandémie. Avant tout, les lockdowns massifs ont montré quelle petite partie du travail social total est « essentielle » ou nécessaire pour que la société se reproduise. Aux yeux des observateurs perspicaces, les états d’urgence ont remis en question la division du travail existante et soulevé la question de savoir comment l’organiser différemment.
Bien sûr, le fonctionnement du capitalisme pendant la pandémie ne peut être la source de recettes pour l’organisation du travail social dans une société communiste. De nombreuses activités véritablement nécessaires et directement liées à la reproduction de la force de travail ont été déplacées de la sphère sociale vers le foyer, voire supprimées sans être remplacées de manière adéquate - par exemple, dans le domaine de la garde d’enfants et de l’éducation, mais aussi dans celui des soins en général. À l’inverse, les activités qui n’auraient pas été nécessaires dans une société sans circulation de monnaie-marchandise (par exemple, le travail des caissiers) ou qui auraient dû être réduites pour d’autres raisons (par exemple, la production de voitures) étaient également maintenues pendant les lockdowns. La catégorie du « travail essentiel », telle que définie par les mesures étatiques, était évidemment marquée par ce qui est nécessaire, ou du moins est considéré comme tel, dans une société capitaliste. Malgré cela, la disparité entre le travail socialement vital et le reste de l’activité économique était évidente. Cela est vrai non seulement pour les comparaisons entre secteurs, mais aussi au niveau des individus et de leur activité quotidienne. Par exemple, la transformation du travail de bureau en travail à distance a révélé à de nombreux travailleurs le temps qu’ils devaient auparavant perdre dans les embouteillages ou l’inutilité de leurs supérieurs immédiats lorsque les gens ne sont plus obligés de pointer. D’un autre côté, ceux qui se trouvaient dans la position de « travailleurs essentiels » pouvaient clairement voir leur position paradoxale. Leur travail était ce qui maintenait une société entière à flot. Mais bien que cette société les salue comme des « héros », leurs salaires et leurs conditions de travail restent au bas de l’échelle du marché du travail - et nous ne parlons pas seulement des travailleurs de la santé.
La politique de quarantaine des États a donc eu une conséquence involontaire : elle a fourni une preuve presque tangible de la possibilité de réduire considérablement le temps de travail en redistribuant le travail socialement utile. Dans le même temps, elle a montré que même des changements importants dans la division sociale du travail et l’allocation des ressources pouvaient être réalisés presque du jour au lendemain. Ces leçons politiques essentielles pour la classe ouvrière, cependant, sont perdues pour les « mouvements » qui s’épuisent à protester contre ce qui est en grande partie de simples mesures de santé publique.
Pour des exemples récents, voir l’interview du collectif italien Wu Ming, le compte-rendu d’une manifestation hambourgeoise de Angry Workers et le tract qui l’accompagne, le texte “Non à la vaccination obligatoire !” du groupe Zusammen kämpfen de Magdebourg, ou encore un article du groupe anarchiste Black Flag Sydney. La contribution écrite par le collectif grec Antithesi est très proche de notre position, mais elle se concentre davantage sur le « négationnisme » que sur les questions qui nous préoccupent ici. Alors que nous terminions cet article, le podcast The Antifada a publié une interview de l’un des co-auteurs de l’article susmentionné. A bien des égards, ses commentaires sont identiques à notre position. ↩
Pour un aperçu rapide des règles applicables dans les pays de l’UE, voir le projet Re-open EU. En Europe occidentale, les Pays-Bas et l’Autriche, par exemple, ont introduit des mesures plus strictes en décembre 2021. ↩
Lors de la propagation des variantes précédentes, une partie de la gauche a préconisé une stratégie « zéro covid », qui vise à éradiquer le virus par des quarantaines et des restrictions de mobilité. Avec l’avènement de la variante Omicron, cette stratégie semble être devenue impraticable. ↩
La République tchèque a même nommé son application mobile pour les certificats de vaccination “Tečka”, c’est-à-dire « Point final ». ↩
Notons également qu’il n’est pas vrai que quiconque est « pro-vaccin » est aussi « anti-lockdown ». Dans le même temps, il n’est pas vrai que ceux qui sont « anti-lockdown » sont simplement du côté du secteur privé. Il ne faut pas oublier que les restrictions sévères de mouvement nuisent considérablement à la classe ouvrière, en particulier aux femmes et aux enfants (en raison de la violence domestique) mais aussi aux sections les plus pauvres de la classe, entassées dans les appartements les plus petits et les plus misérables. Il va sans dire que les lockdowns sont également néfastes pour la santé mentale. ↩
Le vaccin contre covid est parfois mis en opposition avec d’autres vaccins, supposés beaucoup plus fiables, qui protègent contre d’autres maladies, supposées beaucoup plus graves. Prenons un exemple bien connu. La Tchécoslovaquie est devenue célèbre en tant que premier pays à avoir éradiqué la polio ou poliomyélite. Peu après le début de la campagne de vaccination de masse, en 1959, l’épidémiologiste Vilém Škovránek a estimé l’efficacité du vaccin à « seulement » 66-72 %. En outre, avant que le vaccin ne soit disponible, « seulement » 0,5 % des infections entraînaient la paralysie à laquelle on associe généralement la polio aujourd’hui. La majorité des enfants infectés (jusqu’à 72 %) ne présentaient aucun symptôme, même sans être vaccinés. ↩
Cela ne signifie pas que nous ne devons pas nous battre pour un accès encore meilleur aux vaccins, tant au niveau mondial qu’au niveau de chaque pays, y compris les pays développés. Nous reviendrons sur ce point. ↩
De récentes prépublications d’études offrent des estimations variables de l’étendue de cette protection - allant de plus de 30 à 70 %. Cependant, aucune étude pertinente n’est apparue pour montrer que le vaccin ne protège pas du tout contre l’infection. ↩
The Atlantic cite la vaccinologue canadienne Noni MacDonald : “Si nous avions fait vacciner toutes les personnes âgées de plus de 18 ans dans le monde avec au moins une dose de vaccin COVID, Omicron n’aurait peut-être pas eu lieu.” ↩
Comme il est dit dans le texte d’Antithesi, « Personne n’a de relation personnelle avec une maladie contagieuse. » ↩
Surtout si l’on tient compte de toutes les expériences passées en matière de craintes liées aux médicaments ou à l’alimentation, dans le contexte de l’expérience quotidienne de l’indifférence du capital à l’égard de la santé, et souvent en se noyant dans un flot d’informations « garanties » colportées par des bonimenteurs et des experts autoproclamés auxquels la pandémie offre une occasion unique d’attirer l’attention. ↩
Il faut ajouter que cette tendance se poursuit et que la Slovaquie n’est pas la seule à avoir un plan de “stratification” des hôpitaux (c’est-à-dire leur “rationalisation” par le biais de remaniements organisationnels et de réductions). ↩
Les pays d’Europe occidentale, dont les taux de vaccination sont relativement élevés mais qui ont déjà été frappés de plein fouet par la variante hautement contagieuse d’Omicron, ont été confrontés à des difficultés d’un autre ordre au cours des dernières semaines. En raison des quarantaines obligatoires, les hôpitaux manquent de personnel. Ce problème n’est pas principalement lié à une augmentation des cas graves, mais à une augmentation des infections (y compris asymptomatiques) et des contacts avec des personnes infectées. Mais comme la dose de rappel protège également - du moins en partie - contre l’infection, il est toujours préférable que le plus grand nombre de personnes possible soient vaccinées. Plus important encore, moins il y a de cas graves, mieux c’est. Les vaccins y contribuent de manière significative. La preuve en sera bientôt faite, puisque la variante Omicron frappe en Slovaquie, où seule la moitié environ de la population a reçu au moins deux doses. ↩
Notez que cela n’inclut pas seulement la reproduction de la force de travail. Ceux qui sont trop jeunes, trop vieux ou trop malades pour travailler reçoivent également des soins de santé, même sous le capitalisme, bien que cela soit loin d’être une évidence. ↩
« Le système capitaliste, il est vrai, impose l’économie des moyens de production à chaque établissement pris à part; mais il ne fait pas seulement de la folle dépense de la force ouvrière un moyen d’économie pour l’exploiteur, il nécessite aussi, par son système de concurrence anarchique, la dilapidation la plus effrénée du travail productif et des moyens de production sociaux, sans parler de la multitude de fonctions parasites qu’il engendre et qu’il rend plus ou moins indispensables. » (Voir le chapitre 17 du Capital, tome I.) ↩
Par exemple, l’introduction du dépliant du « Laien’s Club », basé à Hambourg, indique : « Aujourd’hui, c’est le devoir de se faire vacciner, demain d’arrêter de fumer, de manger des aliments gras, de manquer d’exercice, c’est votre propre “faute” qui entraîne une punition ou l’exclusion de certains services. Bien entendu, pour l’administration politique, il ne suffira pas que les gens adoptent des ‘modes de vie’ prétendument plus sains par simple intérêt personnel ; il faudra pouvoir les contrôler, grâce à des certificats de vaccination, des trackers de fitness et autres. Refus de traitement, participation aux coûts, tarifs individualisés de l’assurance maladie, voilà comment cela va continuer. » ↩
Il convient de noter, bien que cela ne soit nullement surprenant, que les cas dans lesquels l’État a agi le plus brutalement en appliquant des mesures épidémiologiques - à savoir dans les communautés roms paupérisées - échappent totalement à l’attention de ceux qui protestent contre ces mesures en Slovaquie. ↩
Cette opinion est très répandue parmi les « négationnistes ». Depuis qu’il s’est mobilisé, ce camp s’insurge contre les « restrictions de liberté » qui accompagnent la lutte contre la pandémie. Il considère l’opposition à la vaccination comme une bataille de plus dans la même guerre. Puisque nous ne voulons pas perdre de temps à démontrer que la pandémie existe bel et bien et qu’elle ne peut être ignorée, et puisque nous considérons que l’importance des mesures non pharmaceutiques pour sauver des vies a été amplement démontrée (voir, par ex. 1, 2), nous n’irons pas plus loin dans cette voie. Nous supposons que les partisans des thèses 1 à 4 acceptent la nécessité de mesures au moins un peu strictes. ↩
Cette option est également plus compatible avec la partie de la première thèse selon laquelle les États mettent trop l’accent sur la vaccination au détriment d’autres mesures. La troisième thèse ajoute à cela qu’ils agissent ainsi parce que leur objectif n’est pas principalement de protéger les vies et la santé, mais de discipliner. Bien que nous rejetons également cette thèse comme fausse, nous la trouvons un peu plus rationnelle que le « négationnisme » habituel. ↩
Il convient de noter que l’investissement dans la recherche et le développement de vaccins a longtemps été moins intéressant pour les sociétés pharmaceutiques capitalistes que l’investissement dans la R&D de médicaments. ↩
Le consortium Pfizer-BioNTech a reçu une subvention du gouvernement allemand. Le consortium de Johnson & Johnson, Moderna et AstraZeneca avec l’Université d’Oxford, ainsi que d’autres projets privés (moins réussis), ont tous été cofinancés par le programme américain Operation Warp Speed. Dans le cas du vaccin Vaxzevria (Astra Zeneca-Oxford), 97 % du financement de l’ensemble du développement proviendrait des contribuables et de sources caritatives. Il convient de noter que même les vaccins développés par des institutions d’État, comme le Spoutnik V russe, peuvent être une source de profit (pour l’État) - provenant du commerce international ou des droits de licence. ↩
AstraZeneca s’était engagé à vendre son vaccin sans profit pendant la pandémie, mais a ensuite changé d’avis (en novembre 2021). Johnson & Johnson prévoient également de commencer à vendre le vaccin à profit. ↩
Toutefois, il convient de noter que certains pays sont très favorables à des mesures plus strictes - dans le sens de rendre la vaccination obligatoire pour certains groupes d’âge, certaines professions ou des populations adultes entières. Selon des données de novembre 2021, une majorité de la population britannique est favorable à une troisième dose obligatoire pour les groupes à risque et pour tous lorsqu’ils utilisent les transports publics ou se rendent dans un restaurant. Il en va de même en Allemagne ou en Autriche. En Italie, jusqu’à 71 % de la population soutient la vaccination obligatoire pour tous. Bien entendu, le soutien de la majorité ne dit rien sur le caractère justifié ou non d’une mesure. Toutefois, ces données constituent un correctif utile à l’idée de l’opinion publique dominante que l’on peut se faire sur la base des seules images des manifestations. ↩
Pour un exemple de mesure vraiment draconienne de l’année dernière, voir la nouvelle loi britannique qui renforce considérablement les pouvoirs de la police et réduit le droit de protestation collective. Par exemple, l’article interdisant les manifestations « bruyantes » vise spécifiquement les syndicats radicaux tels que United Voices of the World, dont les sound-systèmes dissuadent les briseurs de grève de franchir le piquet de grève. Nous pensons qu’il est plus judicieux de consacrer de l’énergie à des protestations contre ce genre de mesures que de se solidariser avec ceux pour qui une piqûre dans l’épaule représente un problème insurmontable. ↩
Ce besoin est d’autant plus urgent que de nombreux pays - y compris ceux dont le taux de vaccination est élevé - utilisent des vaccins qui ne sont pas très efficaces contre la variante Omicron. C’est le cas, par exemple, du vaccin chinois Sinovac, mais plusieurs autres vaccins posent également problème. Jusqu’à présent, la meilleure protection semble être assurée par les vaccins Comirnaty (Pfizer-BioNTech) et Spikevax (Moderna), tous deux basés sur la technologie ARNm. ↩
La méfiance à l’égard du gouvernement, des entreprises pharmaceutiques ou des médias a été citée comme une raison par 21% des travailleurs et travailleuses. Il s’agit de la quatrième raison la plus fréquente. Soit dit en passant, la peur et l’inquiétude ne sont pas, à notre avis, une raison suffisante pour relâcher l’application des mesures épidémiologiques. Après tout, même l’introduction des masques a suscité des inquiétudes (pour la plupart infondées) quant à leurs effets sur la santé. Voir également les données sur l’hésitation à se faire vacciner fournies par l’autorité statistique britannique à partir du printemps 2021. ↩
Cela ne se limite pas aux facteurs qui interviennent dans le processus de production. Par exemple, le stress lié au travail peut persister et causer des dommages même en dehors du travail. Ou prenez les facteurs environnementaux : les ouvriers des aciéries sont exposés (entre autres) à des émissions nocives non seulement sur leur lieu de travail, mais aussi à l’extérieur (avec leur famille et d’autres personnes) s’ils vivent à proximité de leur lieu de travail. De même, les facteurs environnementaux nocifs, auxquels la classe ouvrière est plus susceptible d’être confrontée en raison de sa position dans la société (par exemple, logements surpeuplés, vie dans des lieux de destruction de l’environnement, eau potable de mauvaise qualité, incidence plus élevée de maladies infectieuses en raison de mauvaises conditions sanitaires, etc. Par exemple, la silicose, la maladie professionnelle la plus répandue dans le monde, est associée à un risque nettement plus élevé de tuberculose, qui est une maladie bactérienne. Dans le cas du covid, la position sociale des personnes de la classe ouvrière est également source de formes spécifiques de vulnérabilité aux infections et aux maladies graves. ↩
À notre avis, ce type de mentalité prolétarienne est étroitement lié à un certain nombre d’autres phénomènes - le culte du productivisme, l’abnégation et la conception de la profession comme une vocation, mais aussi aux idées patriarcales et machistes sur la division du travail. ↩
L’impitoyabilité générale du capital et la nécessité qui en découle d’imposer des règles de sécurité élémentaires par l’intervention de l’État, ainsi que la nécessité de faire respecter constamment ces règles, sont bien illustrées par la sphère de la consommation, par exemple des produits alimentaires ou pharmaceutiques, et les scandales et frayeurs qui y sont associés. ↩
La toute première loi sur les usines en Angleterre (1802) contenait des dispositions modestes sur la ventilation dans les usines. ↩
Pour une image classique d’un tel conflit, voir le film italien de 1971, La classe ouvrière va au paradis. Nous tenons à souligner ici que le communisme n’a rien à voir avec l’image de l’ouvrier comme un homme d’acier. La fragilité de la valeur d’usage de la marchandise « force de travail » est au cœur de la théorie de Marx, et sa critique de l’exploitation et du despotisme du capital ne peut être correctement saisie sans elle. Dans le chapitre du Capital sur la journée de travail, l’ouvrier dit au capitaliste : « Fort bien ! Je veux, en administrateur sage et intelligent, économiser mon unique fortune, ma force de travail, et m’abstenir de toute folle prodigalité. Je veux chaque jour n’en mettre en mouvement, n’en convertir en travail, en un mot n’en dépenser que juste ce qui sera compatible avec sa durée normale et son développement régulier. » Plus loin, Marx écrit que le capital « usurpe le temps qu’exigent la croissance, le développement et l’entretien du corps en bonne santé » et « vole le temps qui devrait être employé à respirer l’air libre et à jouir de la lumière du soleil », « réduit le temps du sommeil ». Il qualifie la dépense de la force de travail sous le capitalisme de « violente » et « pénible ». Le capital, affirme-t-il, « ne s’inquiète donc point de la santé et de la durée de la vie du travailleur, s’il n’y est pas contraint par la société. » ↩
Pour le risque relatif de covid grave dans différentes professions, voir une étude publiée dans The Lancet. ↩
Nous sommes conscients qu’il y a eu d’importantes différences d’approche entre les pays. Cependant, les expliquer demanderait beaucoup plus de travail. Notre objectif ici n’est pas de décrire une histoire unique, ni de dresser une liste de toutes les histoires individuelles, mais plutôt de saisir certaines des caractéristiques du déroulement des événements qui étaient communes à un certain nombre de pays européens. ↩
Il ne s’agit pas seulement de la protection de la vie et de la santé des travailleurs eux-mêmes. La pandémie complique également la “circulation” normale de la force de travail d’autres manières. Par exemple, les personnes âgées (et qui ne travaillent plus) qui tombent malades ou doivent s’isoler mobilisent la force de travail d’autres personnes (notamment des femmes) à la maison. Une situation analogue se présente dans le cas des enfants lorsque les écoles et les garderies sont fermées. ↩
Soit dit en passant, une telle coïncidence miraculeuse d’intérêts se produit chaque fois que nous achetons du pain : il nous nourrit, l’État est heureux que la force de travail soit reproduite et que l’économie nationale soit florissante, notre employeur-capital est heureux que nous fournissions la performance attendue demain, et Big Bread se frotte les mains en réalisant une partie de la plus-value sociale totale dans notre petite transaction. Ce n’est pas une trahison des intérêts de classe, mais le cours normal des affaires dans une économie capitaliste. ↩